Behorlegi au Moyen Age

Behorlegi au Moyen Âge

Arnaud Duny-Pétré


Le document reproduit ci-dessous est extrait de «l’enquête pour le monnayage» conservée aux archives du royaume de Navarre, dans sa capitale Iruñea (caj. 38, n° 31). Cette enquête fut lancée en 1350 et complétée en 1353, à la demande du roi de Navarre, Charles II dit le Mauvais. Elle avait deux objectifs : évaluer le nombre de contributeurs possibles en fonction de leur situation économique et clarifier le statut des habitants. En effet en Navarre, les maisons nobles ou infançonnes ne sont pas soumises à l’impôt du monnayage et l’enquête récapitule les «infançons douteux de Cize». Le monnayage paraît avoir été un impôt exceptionnel accordé au roi par les Cortes du royaume pour frapper monnaie. L’enquête nous renseigne ainsi sur les maisons et leurs habitants, leurs activités, leur degré de richesse ou de pauvreté, leurs alliances et, à partir des maisons habitées, sur la population de chaque hameau ou «villa». La somme due par chaque foyer est de huit sols morlans (1), mais certaines maisons estimées très pauvres sont partiellement ou totalement exemptées.

L’administration monarchique mène au XIVe siècle auprès des jurats constituant les conseils de chaque hameau, une enquête précise sur la composition de la population. Après serment (d’où leur titre), les jurats doivent répondre sur les articles d’un règlement sans doute accepté par les Cortes. Le premier article —«s’ils connaissent des gens qui se font passer pour infançons ou hidalgos, mais qui ne le sont pas»— se situe dans le prolongement des tentatives du XIIIe siècle, pour introduire la conception «nordique» de la noblesse par lignage. L’article 12 «si avec un pain et un feu il y a une, deux ou plus de personnes qui ont des biens partagés et connus», demande si le bien est partagé entre plusieurs personnes et si des individus étrangers à la famille sont présents : bergers, vachers, porchers, etc.

Voici l’extrait de ce document consacré à Behorlegi, décrypté et traduit par le linguiste Jean-Baptiste Orpustan. La langue originale est une langue romane, le romance, intermédiaire entre le bas-latin, l’occitan et le castillan. Les noms de maisons infançonnes figurant dans le recensement de 1366 sont ici accompagnés d’un astérisque (*), ceux des maisons de laboureurs de deux (**).


 

Beorlegui

Arnalt Sanç maître de Yrola,

Pes maître de Jaureguiverri,

Arnalt maître de Yrivarrengaray**,

Sancho maître de Yrivarren iuson**,

Arnalt dit Marmanda, interrogés après serments des XI premiers articles ont dit qu’ils ne savent rien. Et interrogés sur le XIIe article si en une maison, un pain, (sic) ils ont dit que oui car : dans la maison de Echevarren** demeurent Lope et P. Arnalt, chacun connaît le sien.

- dans la maison de Yrola demeurent Arnalt Sanç et Garcia son fils, chacun connaît le sien.

- dans la maison de Yrivarren suson**, Arnalt et Garcia son beau-frère.

- à Echapare**, Anto maître de ladite maison de dona Johana sa mère.

- dans la maison de Aguerre, Contesa et Maria.

- dans la maison de Irigoyen ; P. Arnalt et Arnalt.

- à Irigaray Garcia et Petiri.

- à Eliçagaray Sancho et Lope son gendre.

- à Echeverria, Arnalt dit Marmanda et Sancho son gendre :

ceux écrits ci-dessus demeurent deux par deux et chacun mange son pain et ils ont des biens connus.

De plus ils ont dit que dans ladite ville il y a XIIII [14] maisons de laboureurs du Roi.

De plus il y a XI [11] maisons fivatières à savoir ; Garathea, Echeverria, Ydoyeta, Yturraldea, Echeverçea, Legartea, Tarnaechea, Elaiçagaraya, Hospitalea pauvre, rien, Goyenechea, Leconaga.

Et don Garcia Arnalt Yvarrola reconnaît avoir reçu de ladite ville de XIIII maisons de chacune VIII sols.

Et les susdits interrogés s’ils savent de quelles maisons a été payé ledit monnayage ont dit que des laboureurs du Roi. De plus que Sancho lucea merin dans ce temps-là prit desdits fivatiers de qui plus de qui moins de la plupart et ils ne savent pas s’il l’a rendu au Roi ou non et qu’ils n’en savent pas plus.

Ainsi il reste à recevoir le monnayage des dits fivatiers IIII livres, (VIII sols barrés pour le fivatier pauvre).

Beorlegui

Au premier article ils ont dit que dans la dite ville il y a deux maisons d’infançons ; et dans la première qui est Jauregui barena* qui est salle est maître Pes, et ils ne savent s’il est infançon, car ils ne savent pas d’où est natif ledit Pes, ils ne savent d’où était son père.

Mais après l’examen desdits articles sont revenus et ils ont dit qu’ils s’étaient mis d’accord sur un article à eux demandé qui est le VIIIe article à savoir si quelqu’un tient des biens de gens morts sans héritiers, et ils ont dit que P. Arnalt maître de la salle de Berangoa* tient les héritages qui furent à Lopechi et Miquele Costero qui moururent sans héritiers et ils ne savent pour quelle raison il les tient.

En 1366, il y a onze maisons de laboureurs à Behorlegi et seulement sept en 1412. Avec 27 maisons habitées, dont un certain nombre de fivatiers, Behorlegi est un des plus gros villages de Cize. On considère que chaque maison, chaque «feu» abrite entre cinq et dix personnes, enfants compris, et parfois plus, si l’on tient compte des employés. La diminution du nombre de maisons en quelques décennies s’explique par deux phénomènes : les guerres que Charles II entreprend et les troubles que la Navarre connaît sous son règne ; la peste noire qui frappe l’Europe du milieu du XIVe siècle jusqu’au XVe siècle.

Voici le sens de quelques mots utilisés dans ce document et leur contexte.

Laboureurs, laboureurs du roi : ils ont le statut d’hommes libres, propriétaires de leur terre et sont soumis à certaines redevances fiscales, payées directement au roi de Navarre, en particulier la «pecha» ou tribut en nature. Mais ils ne s’en acquittent guère et le monarque veut qu’ils payent le nouvel impôt du monnayage, d’où cette enquête. La Basse-Navarre compte 227 laboureurs, ils sont donc moins nombreux que les infançons.

Infançons : ce terme englobe jusqu’au XIVe siècle les plus grands seigneurs (y compris par exemple le vicomte de Baigorri), comme les plus petites maison nobles, parfois plus pauvres que des laboureurs ou des fivatiers. Infançon désigne ainsi un statut de petite noblesse rurale dont la transmission est liée à la possession de la maison et non à l’hérédité. Le fils d’un infançon redevient laboureur s’il se marie avec l’héritière d’une maison de laboureur (2). Le nombre des infançons est faible à Behorlegi. Mais ils sont beaucoup plus nombreux en Basse-Navarre (275 feux, soit 55 %, alors que la noblesse représente 3% de la population médiévale en Europe). C’est beaucoup trop aux yeux du roi, dans la mesure où les infançons ne peuvent être soumis au paiement de l’impôt du monnayage. Un vieux proverbe basque dit « Garaziren gaitza, Behorlegitik derosa », un chétif village porte la peine de tout un pays. Alors que dans la plupart des villages du Pays de Cize, les maisons nobles étaient nombreuses voire majoritaires, Behorlegi n’en avait que deux, Berango et Jauregi.

Les infançons doivent accompagner le roi à la guerre avec leurs vivres pour trois jours ; au-delà, le roi doit les nourrir. Ils se battent à l’épée, parfois à cheval, et doivent être accompagnés de quatre hommes (texte de 1264). Ce sont des sortes de paysans guerriers («infançons d’abarca», For général, Liv. III, Tit. VI) qui sont parfois artisans, forgeron par exemple ou exercent le commerce des peaux.

Les maisons infançonnes sont souvent situées sur les marches de vallées, au bord des routes de pénétration, placées au centre d’un hameau ou sur une butte. Elles sont d’une architecture plus soignée et payent parfois la dîme au clergé. Ces maisons offrent le droit d’asile, comme les églises. Bien qu’il ne soit pas héréditaire, les titulaires du statut d’infançon demeurent attachés à ce titre. Témoin le fameux linteau de Baigorry qui indique : «Infançon sortu nis(z), infançon hilen nis(z)».

Cette conception de la noblesse est contraire aux usages établis dans l’Occident médiéval, elle sera submergée par l’organisation féodale d’origine germanique. Au XIIIe siècle, des ligues d’infançons s’organisent pour s’opposer à l’arbitraire royal, leur sceau indique : «Pro libertate patria Gens libera state», pour la liberté de la patrie, soyez libres.

A partir du XIVe siècles, les infançons seront poussés à disparaître via des procès, sous la pression des Bourbons qui font la chasse aux «faux nobles» ne pouvant prouver, documents à l’appui, leur appartenance à la noblesse. La plupart obtiendront le statut de laboureur, quelques-uns, par le jeu des alliances, vont constituer la noblesse officielle.

Fivatiers : ils sont tenanciers de parcelles d’un bien noble (infançon) qu’ils ont défrichées et pour lesquelles, en vertu d’un contrat de droit privé n’impliquant aucune idée de servage, ils payent un cens, c’est-à-dire une redevance en argent ou en nature, parfois même en prestation de main d’œuvre (Ph. Veyrin, Les Basques, p. 108). La notion de servage au sens français du terme est quasiment absente en Basse-Navarre, les liens féodaux étant très variés, le plus souvent de principe plus que d’effet. Le fivatier a la possibilité de vendre sa maison avec ses charges, comme de racheter ces dernières pour s’en libérer. Entre fivatiers, laboureurs et infançons, aucun titre ne marque une hiérarchie dans le conseil d’un village, tout le monde est seigneur et maître de sa maison. La richesse ne recoupe pas les clivages entre les trois catégories, il y a des riches et des pauvres chez les uns et les autres. Des fivatiers sont fréquemment apparentés à des maisons nobles, en particulier en pays de Cize. A cette époque, l’esprit de caste est absent dans la transmission des biens et dans les alliances matrimoniales.

Mange son pain: cette expression signifie que la personne a des ressources suffisantes pour vivre et donc être soumise à l’impôt. Dans une maison, il peut y avoir trois ou quatre cellules, chacune ayant sa part de revenu, son bien ou son «pain».

Iuson : le terme iuson correspond à une finale romane, traduisible en basque par behere.

Mérin : en Navarre, officier de justice.

Salle : la maison noble porte le nom de salle en gascon, jauregi en euskara, palacio en espagnol.

Nom et prénom : en Basse-Navarre comme dans le reste du Pays Basque, on nomme un individu en indiquant son prénom et le nom de la maison où il habite, très rarement celui de sa maison d’origine. Le grand principe d’organisation en trois états, noblesse, clergé et roturiers (tiers état), la division de la société qui en découle et toute une série d’inégalités, ne sont pas pertinents dans la Basse-Navarre médiévale. De nombreuses dispositions prévues dans le Fuero général rédigé au début du XIIIe siècle, montrent l’égalité de tous face à l’impôt, le monnayage étant une exception. On retrouve cette égalité dans la composition et le rôle des conseils et organes de la représentation politique des vallées et communautés. Le Fuero établit l’existence juridique et les droits de «tout le peuple de Navarre» en dehors de toute distinction catégorielle. La division de la société en trois états plongerait ses racines dans le fonds indo-européen et son système de castes originaire de l’Inde. La transgression de ce système par la coutume locale dans le fonctionnement de la société basque, vient confirmer, comme pour l’euskara, notre non-appartenance ou notre distance à l’égard de l’univers indo-européen. Dans leurs rapports avec l’État, les Basques ne reconnaissent l’autorité d’un monarque que dans la mesure où celui-ci jure de respecter leurs fors. Les Bas-Navarrais ne conçoivent cet Etat que comme l’émanation des citoyens, ils le rappelleront clairement à... Louis XIV: «Chez nous, le roi n’est que la créature de ses sujets».

En ce sens, «l’abolition des privilèges» durant la nuit du 4 août 1789 que l’historiographie française présente comme un progrès politique majeur dans la conquête de la démocratie, constitue au contraire pour les Basques une dramatique régression sociale et politique.


(1) Sol morlan : monnaie frappée à Morlaas en Béarn. Il eut cours au Moyen Âge dans tout le Midi de la France.

(2) Cahier de doléances de 1789 : «En Navarre où l’on reconnaît très peu de fiefs, c’est la nobilité de la glèbe qui a fait la noblesse héréditaire des familles».


1294, la plus ancienne mention de maison

Le nom de la maison Etxegapare de Behorlegi, apparaît dans les minutes d’un procès de 1294. Le maître de cette maison est condamné à payer une amende de dix sous. Ce nom Etxegapare qui deviendra en 1350 Etxepare, est accompagné d’une mention en latin : «de domino domus maioris de beorleguy», signifiant qu’il s’agit d’une «maison principale». Fortement remaniée, la maison existe toujours à Béhorléguy.


 


1268

Le nom de Behorlegi apparaît pour la première fois dans un document

1268an krusada bat izan zen : Frantziako erregea, San Luis, bai eta Nafarroakoa, Teobaldo II, krusada hortan hil ziren. Urte hartako zerga paperretan ikusten dugu Behorlegiko herriak ez zuela zergarik pagatu, bere erretorra krusada hortara joana zelakotz apez gisa.

Libro del rediezmo de 1268. Celle année-là, afin de financer la Croisade qu’il mènera avec le roi Saint Louis, Thibaud II obtient le droit papal de prélever, durant trois ans, toutes les décimes épiscopales du royaume, dont celles de Basse-Navarre. Les localités où un homme d’église s’engage à partir à la Croisade seront exemptées de la décime. En ce sens, le document de 1268 nous apprend que le chapelain de Béhorléguy s’est engagé : « El capeylan de Beorrlegui, nichil, que es cruzat ».


*


A partir d’autres documents ultérieurs et postérieurs, Jean-Baptiste Orpustan a établi une liste plus complète des maisons et habitants de Behorlegi. Elle est publiée dans son ouvrage Les noms des maisons médiévales en Labourd, Basse-Navare et Soule, Editions Izpegi 495 p. 2000. En voici la teneur.


Béhorléguy, en basque Behorlegi (1264 beorrleguy)

a) Nobles:

Berango (1350 berangoa),

Jauregibarren (1350 iaureguj barena 1366 jaureguj barren).

b) Francs:

Agerre (1350 aguerre),

Etxebarren (1350 echevarren), Etxegapare (1294 domus maiorie, 1350 echapare, 1366 echegapare, 1412 casamayor),

Harizpe (1412),

Indarte (1412 indart),

Iribarren-behere (1350 yrivarren iuso, 1366 yribarne behere),

Iribarren-garai (1350 irivarren garay),

Irigarai (1350 yrigaray),

Irigoien (1350 yrigoyen),

Irola (1350 yrola),

Jauregiberri (1350 jaureguiverri).

c) Fivatiers, sans précision de seigneurie, qui peut être la “seigneurie” ou “baronnie” de Béhorléguy, distincte des deux maisons infançonnes anciennes, citée en 1294 et attribuée en 1393 à Jean de Béarn (15):

Elizagarai (1350 eliçagaraya),

Etxeberri (1350 echeverria),

Etxeberze (1350 echevercea),

Garate (1350 garathea),

Goienetxe (1350 goyen echea),

Idoieta (1350 ydoeta),

Ithurralde (1350 yturraldea),

Legarte (1350 legartea),

Lekonaga (1350 leconaga),

Ospitale (1350 hospitalea),

Tarnaetxe (1350 tarnaechea).

d) Indéterminé (peut-être l’un des trois francs non cités en 1350):

Landa ou Londa (1293 de censu domini guarsie londa de behorlegui, landa).


Pour finir, nous reprendrons ici un souhait exprimé par le professeur Jean-Baptiste Orpustan : à partir de tels documents, les habitants de ces maisons peuvent avoir accès aux dénominations les plus anciennes et les plus authentiques de leurs etxe. Elles remontent parfois à l’époque de leur fondation ou aux premiers siècles du Moyen Âge. En les mettant à l’honneur et en les réutilisant aujourd’hui, ils resteraient ainsi fidèles à la culture de leurs ancêtres.


Bibliographie

Jean-Baptiste Orpustan a publié et commenté ce document dans plusieurs ouvrages, en particulier dans le bulletin du Musée Basque de 1977 à 1980. Voir La Basse-Navarre en 1350, VII Le pays de Cize ou Garazi, Bulletin du Musée basque n° 87, 1er trimestre 1980. Et VII Synthèses ou esquisses pour un portrait du Pays Basque médiéval, Bulletin du Musée basque n° 90, 4e trimestre 1980. Le professeur Jean-Baptiste Orpustan grâce à qui nous avons pu obtenir la copie que vous avez sous les yeux, nous a très aimablement reçus et aidés à comprendre son contenu. Qu’il en soit ici remercié.


Note : Au chapitre de ce livre « Des archives nous parlent », le médiéviste Bixente Hirigaray présente les redevances de moulins de Béhorléguy au roi de Navarre (1259 et suiv.).



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